LE DERNIER VOYAGE DE SINDBAD
PRESSE
Le 07 Décembre 2017
Armelle Héliot
Le théâtre puise souvent dans la réalité. Il nous conduit sur des chemins que l'on n'emprunterait peut-être pas seul. Le théâtre aime se faire guetteur, prendre à témoin la cité, comme le faisaient les tragédies antiques il y a 2500 ans.
Au Théâtre 13-Seine (1), Thomas Bellorini, compositeur et metteur en scène, propose une adaptation d'un texte de l'Italien Erri De Luca, Le Dernier Voyage de Sindbad . L'écrivain de Montedidio , du nom du quartier populaire de Naples où cet homme multiple a grandi, auteur d'une oeuvre poétique et romanesque immense, sillonne depuis plusieurs années la Méditerranée pour accueillir ceux qui se jettent dans des embarcations de fortune. On lit régulièrement les reportages saisissants de cet esprit lucide et courageux. Thomas Bellorini a choisi un texte qui a plusieurs années et le traite à la manière d'un oratorio très sobre, qui se déploie en une chorégraphie tendue et belle. L'espace évoque le pont d'un bateau en haute mer. Il suffit d'une acrobate pour ressentir les mouvements et l'espérance. Douze interprètes disent et chantent le texte. Musiques composées spécialement ou choisies dans des fonds orientaux ou occidentaux, elles parlent d'exil et de royaumes. Certaines voix, de femmes en particulier, sont exceptionnelles. Prenantes, bouleversantes, elles arrachent la représentation à toute anecdote. Un spectacle fraternel et profond.
Le 104 et le Théâtre 13 présentent un spectacle musical de Thomas Bellorini adapté d’un texte d’Erri de Luca. Une fable poétique et politique sur les migrants.
En 1997, un bateau albanais transportant des réfugiés est coulé par un navire de guerre italien. 80 des passagers du « Katër i Radës » périssent. Cinq ans après, l’écrivain Erri de Luca écrit Le Dernier Voyage de Sindbad : « un concentré de marins et d’histoires, depuis celle de Jonas, prophète avalé vivant par la baleine, à celles des émigrés italiens du XXe siècle avalés vivants par les Amériques. Ici, Sindbad en est à son dernier voyage. Il transporte des passagers de la malchance vers nos côtes fermées par des barbelés. » Son texte poétique et vibrant, écrit sous forme chorale, éblouit Thomas Bellorini. Le metteur en scène, artiste en résidence au 104, l’associe à des vers d’Aller simple, un recueil de poésie de de Luca sur les migrants, « pour créer un climat sonore de langues en s’appuyant sur les différentes origines des comédiens de son équipe ». Décor épuré, musiques d’Orient et d’Occident scandent ce spectacle musical qui fait résonner l’universalité et l’humanité d’un de nos plus grands auteurs contemporains.
Isabelle Stibbe
Capitaine autoritaire, passeur de migrants en quête de l'Eldorado européen, Sindbad embarque avec sa cargaison humaine dans un dernier voyage qui résonnera au son de ses souvenirs et aux rythmes de la musique des passagers.
Œuvre de l'Italien Erri de Luca (dont c'est l'unique écrit théâtral), Le Dernier Voyage de Sindbad est un texte aussi poignant que politique. Dès son plus jeune âge engagé dans l'action révolutionnaire puis dans les entreprises humanitaires, l'auteur livre avec cette pièce de théâtre en musique un témoignage poétique et terrible de la condition des hommes et des femmes qui fuient désespérément la guerre et la famine dans l'espoir que nos terres européennes leur offrent un avenir plus clément.
Empruntant aux Contes des Mille et Une Nuits, à l'ancien testament et à l'actualité, ce Voyage de Sindbad nous entraîne dans le récit fantasmé de l'authentique naufrage d'un bateau albanais éperonné en 1997 par un navire de guerre italien, coulant avec ses 80 réfugiés albanais.
Sous le joug d'un capitaine austère et de son équipage menaçant, ce sont des peuples ennemis qui sont ici rassemblés par l'adversité et leur poursuite d'un idéal humaniste qui n'existe plus. Une femme enceinte, un Kurde, un déserteur… autant d'âmes enfermées dans les cales d'un navire en décrépitude qui tente de les mener à bon port. Ce voyage évoque les grandes migrations méditerranéennes, depuis les Italiens fuyant le fascisme jusqu'aux drames actuels, dénonçant l'inhumanité avec laquelle nos dirigeants peinent à gérer la situation.
Au fil de cette traversée à l'écho bien trop réel, de Luca nous offre une tragédie résignée teintée d'accents fantastiques. Du marin de légende qui donne son titre à la pièce au mythe de Jonas, en passant par un adolescent qui se sacrifie à la tempête et devient colombe, ce conte obscur paré de superstitions et de références religieuses interroge la rationalité de l'être humain confronté à des circonstances qui le dépassent et à l'eau, élément impitoyable. La mer devient entité consciente, divinité cruelle et imprévisible à laquelle on dédie litanies (un "Notre mer" touchant qui détourne la fameuse prière chrétienne) et chansons.
La dizaine d'interventions musicales et chantées sont autant d'incantations que lui dédient passagers et marins dans une variété de langues occidentales et orientales. Les douze artistes délivrent une interprétation émouvante, servie par des harmonies vocales sublimes et des arrangements nourris de percussions, guitare électrique, contrebasse et bandonéon. Les mélodies se développent sur un drone (son continu s'étendant dans de longues nappes musicales) écrasant qui évoque tant le bruit du moteur de l'embarcation que les menaces terribles qui pèsent sur les voyageurs infortunés.
Thomas Bellorini nous plonge avec beaucoup de force dans cette traversée maudite, nous laissant ressentir, comme si nous en étions nous-mêmes les passagers, toute l'horreur et la détresse des migrants qui viennent s'échouer sur nos côtes… s'ils n'ont pas la malchance d'aller nourrir les poissons.
Le 13 Décembre 2017 — Dany Toubiana
C’est le dernier voyage de Sindbad et dans la cale il transporte la cargaison de marchandises de contrebande la plus rentable qui soit des corps humains, des caisses qui « n’ont pas besoin d’emballage, qui s’entassent toutes seules et dont le transport est payé en avance et non à la livraison ».
« Vous êtes des caisses… »
Dernier voyage pour le Capitaine Sindbad, concentré d’histoires de marins et de mythes depuis celle de Jonas qui fut avalé par la baleine aux aventures des émigrés italiens du XXème siècle avalés vivants par les Amériques.
Cachée dans les soutes du bateau, livrée à la seule loi du Capitaine et de son équipage, ils sont les passagers de la malchance, ceux qui essaient contre vents et marées d’atteindre la terre ferme des côtes européennes. Sindbad leur promet, contre vents et marées, de les faire débarquer dans « la gueule de l’occident « .
Le Dernier voyage de Sindbad est la seule pièce de théâtre d’Erri de Luca, connu en Italie surtout comme romancier et poète. Écrite en 2002, elle s’inspire d’un fait divers qui eut lieu à Pâques 1997. Essayant de bloquer, sur l’Adriatique, la route du Kater/Rades, un gros bateau albanais, un navire de guerre italien éperonne sa coque et le fait couler. Quatre-vingts Albanais périrent dans le naufrage. Le fait divers défraya à peine la chronique.
Une épopée en forme d’oratorio
Pianiste, compositeur, arrangeur, chanteur et chef de chœur, entre conte, tradition biblique et imaginaire marin, Thomas Bellorini met en scène ce récit bercé par la houle marine et la force terrible des tempêtes. Il en fait un oratorio où se croisent toutes les musiques du monde.
Avant même que le spectacle ne commence, les douze comédiens-musiciens vêtus de noir, hommes et femmes, se tiennent debout. Face au public,ils murmurent ou psalmodient une prière silencieuse. La scénographie oppose horizontalité et verticalité : horizontalité du pont et de la mer et de l’échelle verticale occupée par un homme d’équipage qui surveille l’horizon. En surplomb, la cabine du Capitaine, au niveau du public, en bas, la cale que les émigrés ne peuvent jamais quitter.
Le récit se déroule porté par l’imaginaire, les associations d’idées du Capitaine Sindbad, en fonction des aléas du temps ou des événements qui surviennent pendant le voyage. Langage universel, la musique est la parole des passagers enfermés dans le noir de la soute.
Tantôt joyeuse, tantôt plaintive ou désespérée, elle donne à entendre les silences et berce les espoirs ou les malheurs de chacun. La parole passe du récit des clandestins exprimé par la musique à l’intimité de la parole projetée et amplifiée par le micro qui s’échange entre le capitaine Sindbad et son maître d’équipage. Marc Schapira, comédien au jeu tout en nuances, conduit le personnage de Sindbad de la dureté excessive à l’expression d’une tendresse et d’une fragilité que les aléas de la vie ont fini par émousser. Face à lui, François Pérache campe un maître d’équipage inquiétant et dont le cynisme peut faire basculer l’action à tous moments vers la violence, soutenu en cela par des hommes d’équipage à sa botte.
Face à ces hommes du large et du grand air, à qui le pouvoir laisse toute liberté de se déplacer, les migrants sont des figures réifiées et dépouillées de leur histoire. Elles constituent un chœur qui souffle, respire, chante, et pleure, traversé par une parole et des chants donnés comme une offrande. Les musiques venues de Turquie, d’Europe de l’Est, le chant polyphonique ou le jazz abolissent les frontières, créent des poches de résistance et ouvrent l’espace de « ce voyage à sens unique » vers la multiplicité du monde.
À l’image de cette danseuse qui déploie ses ailes en s’élevant dans les airs et se métamorphose en colombe, ce spectacle magnifique, conduit par l’engagement sans faille et la générosité des acteurs et des musiciens, transforme le drame en un mythe porteur d’espoir, de courage et d’humanité. Les qualités de celles et ceux prêts à tout pour atteindre l’autre rive.
Le 14 Décembre 2017
Fable Contemporaine Musicale
Frappé par le thème de l’exil et l’œuvre d’Erri de Luca, Thomas Bellorini souhaite nous faire entendre l’émotion ressentie par l’écrivain italien après les premiers naufrages en Méditerranée. Pari relevé avec L’ultimo viaggio di Sinbad – petit bijou poétique et politique écrit en 2002 sur le thème des migrants – qui interroge notre regard d’Occidentaux sur cette vertigineuse tragédie contemporaine. Hommage aux « passagers de la malchance », ce conte musical à fond de cale s’inspire des Mille et Une Nuits pour suivre Sinbad, capitaine d’un vieux bateau accueillant en sa soute des « marchandises humaines » en quête d’un Eldorado européen…cerné par des barbelés.
Un cinglant « Malvenue à bord ! » donne le ton. Au fil de ce récit fantasmé du naufrage d’un bateau albanais coulé en 97 par un navire de guerre italien avec ses 80 réfugiés, c’est ce cauchemar poisseux que Bellorini capte subtilement mais aussi cet irrésistible élan vital : des « gens de peuples ennemis qui, à terre se seraient égorgés, s’épaulent ici ». Doté d’une formation de chef de chœur, le jeune metteur en scène excelle à restituer, entre onirisme et épure, cette multitude de voix (une femme enceinte, un Kurde, un ado se sacrifiant à la tempête…).
Puisant dans les vers d’Aller -Simple (un recueil de poésie signé de Luca), il offre à ses treize interprètes dont une voltigeuse aérienne (formidable Brenda Clark) de s’exprimer tous dans leur langue (anglais, turc, hongrois…). Joli parti-pris comme celui d’allier musiques d’Orient et d’Occident avec des arrangements ourlés de percussions, de guitare, de bandonéon…le tout magnifié par un poème poignant, « Notre mer qui n’est pas au ciel ». Sertie de légendes et de références religieuses, cette polyphonie d’outre-tombe saisit par la beauté de ses harmonies vocales et de sa poétique mais aussi par les questions qu’elle soulève. M.H.
C’est le dernier voyage de Sindbad, le bateau est vieux et lui aussi, usés tous deux par les embruns et les longues traversées mouvementées. C’est le dernier voyage aussi pour ces hommes et ces femmes entassés comme de vulgaires marchandises dans la cale sombre et glaciale. Au bout du rêve pourtant comme un ultime but l’Europe, au bout du voyage une vie meilleure. Une vie tout court pour ceux qui n’ont désormais plus rien.
Erri de Luca s’inspire ici d’un fait-divers sordide en 1997, le naufrage d’un bateau dont la cale remplie de migrants albanais fût leur tombeau. Il entremêle alors cette histoire, devenu d’autant plus réelle aujourd’hui de par sa répétition inéluctable dans nos journaux, avec la figure mythique de Sindbad et en extrait une épopée lyrique où la misère des hommes est poétisée sans pour autant jamais l’édulcorer. La tension est en effet palpable, les mots sont durs, on respire mal dans cette cale, on ne voit ni le ciel, ni la mer se déchaîner autour de la coque, ni les fantômes de ceux qui y ont laissé déjà bien des vies. Thomas Belleroni met en scène cette partition poignante avec beaucoup de sensibilité, il choisit d’associer des chants au texte, des mélodies du monde, où toutes les langues résonnent avec force qu’elles soient chantées seules ou dans une forme chorale. La musique comme langage universel, comme seule et dernière possibilité de communiquer sa joie ou sa tristesse lorsqu’on ne parle pas les mêmes mots. La musique comme cri ultime, comme toute dernière tentative de survie. Si le spectacle dans son ensemble est quelque peu inégal, les parties chantées sont d’une beauté sidérante, provoquant instantanément chez le spectateur une émotion viscérale, une révolte violente face à l’horreur de ces destinées tragiques. La scénographie épurée isole deux espaces de jeu, confrontant l’horizontal au vertical, la difficulté pour ces hommes de s’extraire de leurs conditions est d’autant plus frappante. Thomas Bellorini provoque ainsi à plusieurs reprises des images somptueuses sur le plateau, notamment les scènes aériennes avec l’équilibriste. À mesure que le récit avance, tel un voyage dont on connaîtrait la fin lugubre, l’émotion monte par vagues, nous laissant impuissants et vides, la gorge serrée lors de cette bouleversante complainte finale.
Audrey Jean