Presse ROBERTO ZUCCO

Thomas Bellorini, une version fascinante de « Roberto Zucco »

par ARMELLE HÉLIOT

Musicien, metteur en scène, chef de troupe et de chœur, l’artiste dirige un groupe très brillant de comédiens, musiciens, chanteurs. L’ultime pièce de Bernard-Marie Koltès prend une dimension puissante. Le tragique s’y trouve exalté, sans complaisance pour le héros.

Un chœur. Pour ouvrir et accompagner la tragédie, jusqu’à l’envol de Zucco, un chœur. De grandes pages classiques. Un Requiem. Mais parfois aussi, des chansons de variété à l’italienne, notamment, telle Non ho l’età, idéale pour la gamine. La tonalité majeure est sombre, comme l’espace scénique que dilatent ou referment les lumières de Tom Lefort. Les costumes d’Emma Veillerot sont à dominante sombre, pour le chœur. Mais les « personnages », incarnés par ces chanteurs-comédiens qui sont l’essence de la troupe de Thomas Bellorini et de sa compagnie Gabbiano, ces chanteurs qui endossent tour à tour l’un des personnages de la pièce –il y en a une trentaine dans Roberto Zucco- sont tout de suite caractérisés par des vêtements aux couleurs vives. Des flammes, des flammèches sur un de sol de nuit, de suie.

Il ne s’agit pas seulement d’accompagner musicalement la représentation, la musique est consubstantielle au projet, comme dans tous les passionnants spectacles qu’a signés Thomas Bellorini depuis une dizaine d’années. Musique et ancrage dans la réalité de la société, qu’il aille du côté d’Erri De Luca, de Sedef Ecer à ses tout débuts de metteur en scène, ou encore de Stefano Massini ou Laurent Gaudé. La musique est indissociable du politique dans le parcours de Thomas Bellorini.

Mais, ce qui frappe également tient aux mouvements, la manière très harmonieuse, juste, poétique et réaliste à la fois, cette chorégraphie subtile qui organise les déplacements comme les gestes.

Les voix sont extrêmement bien placées et les quinze scènes qui constituent la structure de la dérive criminelle de Zucco (il y en a quatorze dans le chemin de croix de Jésus et c’est pourquoi certains observateurs parlent de chemin de croix ou chemin de soi) bénéficient de la qualité de jeu des interprètes et d’un équilibre du son, par Nicolas Roy, particulièrement soigné.

On peut deviner une légère tension dans la voix de Samy Azzabi qui est Roberto, dans la scène qui l’oppose à sa mère, Zsuzsanna Varkonyi, excellente. Mais il se détend très rapidement…Et offre à Zucco sa présence forte, sa capacité à séduire comme à inquiéter, sa rage et sa douceur. Il y a, dans la manière qu’avait Bernard-Marie Koltès de faire parler les protagonistes, une inépuisable enfance. C’est très frappant ici. Il use d’images de fin d’enfance. Même Zucco, qui n’a jamais peur, mais avoue tout de même qu’il a « la trouille ». Dans la scène de la gare, « ça me fiche la trouille d’être au milieu de tous ces gens ».

Il y a dix-neuf artistes sur le plateau et l’on ne saurait analyser ici le parcours de chacune, de chacun. L’orchestre est d’autant plus important qu’il n’écrase jamais l’étrange syntaxe de Bernard-Marie Koltès. Ce ton, de style. Cette voix. On l’entend. On l’entend sérieux, avec des répliques qui sonnent comme des proverbes, et d’autres, qui sont presque narquoises, amusées. Car Koltès était un malicieux.

Dans l’orchestre, des percussions, un virtuose, Stanislas Grimbert et ses camarades aux violoncellels, accordéons, guitares électriques, basses, vibraphone, clarinette) et évidemment, on y revient toujours, des voix. Solos, chansonnettes, on l’a dit, et emportement sourdement lyrique, ou éclat bouleversant.

Sur les dix-neuf, de grandes figures de la compagnie, et de tout jeunes issus de l’Ecole Claude Mathieu, le meilleur des maîtres. Une école où Thomas Bellorini est bien plus qu’un professeur.

Franchement, on assiste rarement à travail d’une si haute qualité et d’une intelligence sans complaisance. Ici, on ne défend pas une figure de grand criminel mais un personnage de théâtre, une écriture, la passion d’un auteur qui se savait promis à une mort prochaine, pour un assassin flatté par une photographie placardée sur les murs de France dans les années 90 et quelques… C’est étourdissant. Cela donne à Bernard-Marie Koltès une force digne des grands écrivains élisabéthains, Marlowe, Shakespeare. Et puis la rigueur du style en est d’autant plus tranchante. La sobriété illumine le texte. Il y a là une tenue racinienne. Et l’on n’exagère pas. Une rigueur du XXème siècle. Comme dans le duel du dealer et du client, au cœur de Dans la solitude des champs de coton. Il reprenait alors un affrontement digne de Denis Diderot dans Le Neveu de Rameau, par exemple.

Dans la foule des trente personnages, il y a bien sûr des figures plus attachantes, telle la Gamine, celle qui doit s’échapper, aussi. Frêle et fine, sans raideur aucune, Clara Antoons est idéale. Précise, déjà d’une maturité sans esbroufe. Très belles scènes avec sa sœur, June Van Der Esch, affrontement fraternel et tendu avec son frère, Jérémy Breut. Les parents sont paumés, père, Edouard Demanche, comme mère, Hélène Madeleine Chevallier, qui est également l’assistante à la mise en scène. A la sixième station, si l’on peut dire, on est dans le métro. Parle le vieux monsieur, Xavier Brière : il s’est perdu et s’est laissé enfermer. Assis à côté de lui, le fugitif. Encore un très beau moment, très bien tenu par l’interprète aîné, rompu aux partitions délicates.

Bagarre, plus tard. Zucco passe à travers une vitre, se castagne avec un balèze, Quentin Ogier, parfait. L’assassin rêve de neige en Afrique. Ici, n’était la formulation de ce désir, il ne parle qu’en citations. On est dans le monde interlope du bas des villes ou des ports, les mythologies de Koltès, le Petit Chicago, comme à Toulon. Des mac, Fabien Hellou qui est aussi un commissaire, des putes, Brenda Clark, patronne de bar, Lucie Drouin-Meslé. Tous sur la crête des apparitions. Dès la station quatre, on croisera l’inspecteur mélancolique, Ferdinand Paimblanc, lui aussi très convaincant. Comme l’est Christabel Desbordes, la dame. deux scènes tendues au cours desquelles la comédienne impose sa personnalité forte et où l’ambivalence du criminel éclate. Zucco tue son enfant, vole sa voiture, la retrouve à la gare…D’autres encore, dans des partitions plus brèves, mais intense pour l’enfant que joue Marie Surget, plus colorées pour les gardiens et policiers que dessinent très bien Alexandre Nicot et Nathan Hadjaje, du début à la fin…

Evidemment, on ne peut qu’être transporté par la beauté et la puissance de la musique. Mais Thomas Bellorini et sa troupe n’atténuent en rien la force de l’écriture, de l’histoire, des personnages. On est ému d’abord par l’œuvre de Koltès et les émotions s’avivent grâce à la beauté des chants et de la musique. Mais on demeure au théâtre. Au cœur de la littérature et ici, ce qui est le plus impressionnant, c’est le jeu, les personnages tels qu’ils sont magistralement incarnés.

Disons ici un mot de la création, rendue possible par le Théâtre Montansier de Versailles et sa directrice, Geneviève Dichamp, son directeur, Frédéric Franck. La troupe a pu longtemps répéter sur le plateau de l’écrin merveilleux du Montansier. Une coproduction avec la compagnie de Bellorini, Gabbiano, le Centquatre où il est résident, l’Ecole Claude Mathieu. Mais le Montansier de Versailles est ici déterminant et on ne peut qu’applaudir.